24 – Cinq jours sur le Toit du Monde… (2/2)
- Everest
- Yves Morel
- 23 Mai 2009
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Namaste les amis ! Bon alors je crois que je vous avais laissé au camp III, sur ce nid d’aigle battu par les vents, en proie à de nombreux doutes quant au froid, et chargé d’expérimenter pendant la nuit cette première bouteille d’oxygène qui me laissait particulièrement indifférent… Et bien en bon élève discipliné, je me suis quand même décidé à tenter le coup vers les vingt heures lorsque j’ai bien senti que mes paupières s’alourdissaient dangereusement sur mon bouquin et… et…j’ai rouvert les yeux exactement onze heures plus tard ( !!!) le lendemain matin !! Onze heures de sommeil sans discontinuer ! Je n’en reviens pas… Moi qui luttais à chaque camp à coups de somnifères ou d’accélérateurs de sommeil pour trouver un peu de repos au pays de Morphée… et encore la veille au camp II pour deux malheureuses heures d’assoupissement… et là, cet oxygène vital qui me rapproche artificiellement du niveau de la mer a dû rasséréner mon organisme perpétuellement agressé par l’apoxie… Bref, bien qu’inquiet par les énormes bourrasques de vent qui manquent de démonter les tentes dans un équilibre déjà précaire, et bien c’est complètement reposé et frais comme un gardon d’altitude que je m’apprête à chausser les crampons vers le dernier camp… Mais je pense à Martin, il est huit heures du matin et cette nuit il devait tenter le sommet… Avec les coups de buttoir venteux du grand Poumon, cela paraît impossible… Et chacun n’a qu’une seule chance… D’une part, dans la zone de mort à 7900 m d’altitude au camp IV le corps se détériore inexorablement et surtout, c’est l’oxygène qui fait défaut… Chaque grimpeur doit avoir à sa disposition cinq bouteilles normalement, dont trois pour la « summit night »… ce qui signifie que si la météo se retourne au cœur de la nuit… et bien c’est trop tard et il faut redescendre… En conclusion, chaque expédition lance un pari sur la météo et s’y tient…Ça passe ou ça casse… et une fois de plus, il ne faut pas oublier ce statut de fourmi et toute l’humilité attenante… Peut-être croiserons-nous Martin aujourd’hui en train de descendre… ? Au moment de quitter la tente, le froid est intense et, associé au vent, mes doigts ne tiennent pas… de vrais morceaux de bois, je ne sens rien, même nouer mes lacets relève du jeu de hasard… Ah maudite maladie de Reynaud… J’ai honte, Nima est obligé de m’attacher les crampons, j’ai vraiment honte… Je me retrouve comme un petit garçonnet lancé en haute altitude et complètement démuni pour réaliser des gestes simples à cause de ce handicap qui me réfrigère mains et pieds… Il doit aussi m’installer le masque à oxygène, le sac… Tout ! Qu’est-ce que ça souffle… ! Je viens de lancer depuis la tente un nouvel essai sur les chaufferettes, on verra bien si leur efficacité se confirme… Nous commençons à gravir la pente bien raide et si les mains se réchauffent assez rapidement,que nenni pour les pieds… et il faudra un bon moment après l’arrivée du soleil pour que la tendance s’inverse et que le sang diffuse sa chaude sensation de bien être au sein de mes orteils… Nima ne cache pas son inquiétude pour la tentative de sommet le soir même « summit night, very cold, big problem feet »… Ouais ouais ouais… j’en suis bien conscient et m’accroche désespérément pour croire que les condition s’avèreront encore plus qu’optimales, ou bien… Que ne sais-je encore ? Mais en tout cas, un miracle va se réaliser, je le sens, je ne vais pas souffrir outre mesure de ce froid, et vais continuer jusqu’au sommet… Toujours ce yo-yo quotidien du moral… alternant le plus bas puis une envie débordante de renverser les montagnes… Je me mets à la place de Nima… Lui doit posséder un objectif minimal, m’emmener au camp IV et au moins tenter le sommet… Les sherpas se voient verser 1500 $ pour s’occuper personnellement d’un alpiniste, plus un complément de 500 $ si le sommet est entrepris au moment de quitter le col sud lors de la fameuse summit night… Joseph, par son renoncement fait par exemple perdre 500 $ à Ma¨la, son sherpa d’origine… une véritable fortune pour l’économie locale ! De mon côté, les problèmes avec le masque à oxygène commencent et je préfère évoluer de façon naturelle en respirant l’air apoxié, bien sûr beaucoup plus pauvre mais au moins présentant l’avantage de la fraîcheur… Cela ressemble à des crises de claustrophobie ces pics d’étouffements que je ressens mais je n’arrive pas à contrôler ces accès… Je pense à ces quelques secondes subreptices de panique dans une étroiture de spéléo dans le Jura il y a trois mois… Même sensation, j’aime pas ça… Perdre tout contrôle… Une fois le masque collé sur le nez, il faut en théorie ingurgiter par petites lampées régulières… Mais cet air m’apparaît paradoxalement chaud et vicié… Sans fournir d’effort, ça passe mais là, associé à cette pente abrupte de quelque soixante-dix degrés sur laquelle chaque pas relève de l’arrachement, j’ai vraiment du mal à gérer souffle court et effort physique intense… Du coup, c’est l’étouffement qui guette et je me retrouve obligé d’arracher le dispositif pour reprendre d’urgence, au bord du néant une énorme goulée d’air frais salvateur… Ce suis énormément déçu, je pensais que cet oxygène allait m’offrir une renaissance en altitude et c’est plutôt le contraire, un enterrement en bonne et due forme, à base de suffocation…(Ah les Suisses… Quelle moralité en berne…). Et soudain des cris ! Des cris aveugles… Une violence d’une imminence intense. Heureusement un excellent réflexe… Un choc cependant sourd qui me fait bondir en arrière, retenu par le jumar sur cette pente très raide. Plus de peur que de mal… Enfin non, je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur, tout s’est déroulé tellement vite. Qu’est-ce qu’une vie en montagne ? Le jeu du hasard d’une poignée de secondes, tout au plus… Un bloc de glace, quasiment le disque parfait d’un mètre de diamètre environ s’est détaché d’un sérac en amont, environ cinq cents mètres plus haut. L’emplacement du disque désormais vide apparaît de façon très franche . Puis le morceau de glace a commencé à dévaler la pente, et je peux vous dire qu’il n’a pas traîné en route… Pas le temps pour un seul cri préliminaire… de toute façon la pente était assez déserte. J’ai seulement par chance jeté un coup d’œil à cette seconde précise pour jauger la pente qui me restait à gravir, et j’ai vu ce disque rebondir à une vitesse phénoménale… À posteriori cela m’a rappelé les jeux vidéo de mon enfance, un espèce de Donkey Kong je crois qui n’avait rien d’autre à foutre que de balancer perpétuellement des noix de coco et nous, joueurs, devions les éviter… Et ben, Donkey a accepté une promotion, s’est muté en Yéti Kong, et balance maintenant des disques de glace patiemment sculptés… Va falloir passer au disque de platine si le succès vient, et quelques alpinistes peroxydés comptent parmi les victimes… Revenons-en au choc… Le disque fou rebondit à deux mètres de moi et au moment où, par pur réflexe, je lève le bras gauche, et me protège le visage en me tournant pour me parer grâce au sac à dos, j’entends le sherpa d’une autre cordée encaisser le choc associé d’un bruit sourd et hurler, hurler… Pour ma part j’embrasse également une partie de l’impact mais une partie seulement, protégé par la veste en duvet qui a quand même permis d’amortir la violence du contact… Nima, pour sa part, ne récolte que des miettes et le disque poursuit sa chute mais en déviant (cela coule de source, non ?…) de trajectoire, sans danger dorénavant, malgré les cris des cordées suivantes… Le sherpa qui me précédait récupère des lunettes en piteux état mais, quant à lui, a l’air plutôt fringant… Il a dû se faire une belle peur… Enfin, personnellement heureux d’avoir vécu cet épisode, je reprends la marche gonflé de confiance, me disant que dorénavant rien ne peut m’arrêter… La progression reprend et mes accès de fureur contre l’oxygène décuplent… Pour ceux qui me connaissent en compétition sur un terrain de tennis en train de fulminer (et j’euphémise…) et bien vous n’êtes pas très loin de la réalité… En train de m’énerver contre ce masque à oxygène à la source de crises de claustrophobie, ce masque pourvoyeur d’un air si chaud et vicié… Et puis mon gros nez… J’ai vraiment l’impression qu’il prend tout l’espace requis et me coupe de cet air frais nécessaire et tellement convoité… Bref, rien ne va plus et je le fais bien comprendre à la montagne… À corps et à cris ! Donc, je préfère passer outre et poursuivre sans oxygène… mais le rythme s’en ressent ! Qu’est-ce que la progression est longue et pénible … Cinq pas, je m’arrête pour cracher mes poumons deux minutes peut-être, puis cinq nouveaux pas… Un travail de fourmi… Au final, mon entêtement m’aura conduit jusqu’à environ 7700 m sans oxygène, sous les réprobations de Nima… mais à voir mes accès de fureurs, il n’ose pas m’imposer ce masque qu’il sent bien que je serais capable de balancer au fond d’une crevasse… Finalement, Nima s’y prend très intelligemment pour me convaincre… D’ailleurs, je crois que c’est la première fois qu’il me complimente… Inquiet de me voir progresser à cette altitude sans oxygène, il ne cesse de ma demander si je ne ressens pas de céphalées (ouais ça va… de maux de tête quoi ! c’est juste que je me la pète pour une fois que je maîtrise un terme médical…), et constatant que tout va bien il me lâche un « Strong climber ! »… qui me redonne le moral parce que depuis le début de l’expédition, il n’y en avait que pour les deux Russes et les seuls commentaires à mon endroit se résumaient en des « Too late » ou « Cold, big problem »… Ce commentaire me redonne un peu de cœur à l’ouvrage. Et ensuite, encore quelques arguments qui allaient faire mouche… L’estocade, L’hallali quoi… Nima m’explique qu’en cas de problème me survenant, il en récoltera les conséquences… puis que si je veux entreprendre le sommet le soir même, je n’ai pas le choix et qu’il faut que je m’entraîne à porter le masque, et enfin, que le départ est programmé pour vingt heures en gros donc qu’il serait quand même bon que je puisse me reposer au camp IV… Á un moment, Nima cherche à contrôler l’arrivée d’oxygène, et pour cela porte le masque à son oreille pour en contrôler le débit… je me risque alors à un « Telephone base camp ? », « Telephone working ? »… assez content de continuer à joker sans oxygène à presque 8000 m d’altitude… mais Plouf ! Oui, s’il y a eu une constante sur cette expédition c’est le peu de succès de mes saillies drolatiques… De la à se remettre en question quand même… Nima se redresse et me regarde dans le vague… Ah, encore un grand moment de solitude… enfin, du moment que je me marre in peto c’est le principal, hein ? Ok, je vais refaire un effort… Je m’efforce de respirer par petites goulées, je progresse mais on est encore loin de la panacée… et puis pour inhaler correctement, il faut que je place mon gros nez au centre du dispositif, donc que je lève le masque et à ce moment là c’est une invasion de buée qui se dépose sur mes lunettes de glacier… Quand je vous parle de Charybde en Scylla, je l’aime peut-être bien cette expression mais elle s’avère encore adaptée à la situation… J’évolue à l’aveugle… génial à quasiment 8000 m d’altitude ! Et puis chaussé de crampons lorsqu’on doit traverser des barrières rocheuses, c’est sûr qu’il s’agit des conditions idéales… Et Boom… un gros coup de tête dans une roche contendante au moment de changer la sécurité sur corde fixe… Et un nouveau coup de gueule destiné… à qui veut l’entendre… J’imagine le Yeti planqué derrière un glacier comme dans Tintin… Ah il doit bien se marrer à me regarder évoluer dans ces conditions… Voilà, c’est dans ce contexte d’énervement et toujours tiraillé entre pas mal de sentiments contradictoires que nous arrivons au Camp IV (Col Sud) vers les dix-sept heures, c’est-à-dire très tard par rapport aux Russes qui s’y reposent depuis deux heures de l’après-midi… Forcément, c’est « Norrmal » pour Abu, et puis ils ont avancé avec de l’O2, eux… Conclusion ? L’O2, c’est pas hideux… Touché, coulé ! Je découvre sans oxygène une abasie astasie déconcertante… Non je ne parle pas de la police politique de l’ancienne Allemagne de l’Est mais de la sensation perpétuelle de déséquilibre… C’est impressionnant, à cette altitude il faut une concentration de tous les instants pour simplement aligner trois ou quatre pas sans tituber… L’expérimentation des frontières du Morel se poursuit… J’arrive crevé bien sûr, mais pas épuisé, et puis je sens intrinsèquement que c’est sûr, l’excitation va chasser dans quelques heures l’état de fatigue et que je n’en serai pas affecté… J’ai quand même l’habitude des efforts intenses et entre volonté et énormité de l’enjeu, je ne suis pas bien inquiet au niveau de l’engagement physique… Tout devrait se jouer sur la température et sur ma réaction au froid… Docteur Reynaud, oubliez votre syndrome… pour une fois… S’il vous plaît… À ma surprise, le Camp IV est posé sur de la rocaille uniquement… Après les descriptions tragiques de Jon Krakauer dans « Into thin air », j’imaginais ce camp du bout du monde installé sur un morceau de glace battu par les vents… Par contre, quand je précise que le camp IV trône sur de la rocaille, je devrais, pour plus de justesse décrire qu’il est amarré à un immense tas d’immondices… J’ai pris une photo pour mettre en évidence cette ignominie… Cadavres de bonbonnes de gaz, cordes, thermos, sachets de soupe, tentes éventrées, boîtes de conserve… Il faut, à proprement parler (qu’il y ait au moins quelque chose de propre dans cette séquence…) louvoyer pour atteindre son objectif au milieu de cette porcherie… Ah Sagar Matha doit être fière de mirer ses épaules dans un tel état de délabrement… Je pense qu’après tout ce qui a pu être dit sur la pollution de l’Everest engendrée par les alpinistes, le camp IV constitue le seul reproche avéré que je pourrais faire à l’occidental venu faire face à cette Déesse des altitudes… Franchement, après avoir passé deux mois sur les pentes de la Montagne… et ben je ne pense pas que les grimpeurs puissent être blâmés… On retrouve la configuration habituelle de locaux qui ne savent pas à quoi correspond la protection de la nature et qui balancent tout par terre à tord et à travers… Rien qu’hier, lors d’une pause, Nima qui me proposait du chocolat a balancé la première partie de l’emballage… je l’ai rapidement engueulé et lui ai demandé de me laisser la deuxième partie du papier que j’ai glissée dans mon sac… Sa réaction ? Il avait seulement l’air étonné… Mais pourquoi ne pas laisser le vent faire son boulot ? J’ai observé plus tard les porteurs sur le sentier de la partie trekking, entre Lukla et le camp de base… Même quand des poubelles sont installées, il préfèrent laisser tomber à leurs pieds les emballages les plus polluants (paquets aluminium, briques de boisson…) par terre ou pire, les glisser dans des anfractuosités de rochers plutôt que les déposer dans la poubelle en natte qui pourtant leur tend les bras à quelques mètres… Joseph est également énervé… En débarquant à l’aéroport, une hôtesse népalaise lui a fait la leçon d’un air professoral hautain, « Ne jetez pas vos déchets, hein ? Ne polluez pas l’Everest…», alors qu’objectivement, toutes les saloperies ont été négligemment « oubliées » par des locaux pas méchants en soi mais tout simplement aveugles de cette merveille naturelle qui les entoure… Y a qu’a voir l’état des rivières de Katmandou… même le courant est complètement obstrué par trente centimètres de poubelles… et les poissons locaux passent leur week-end au zoo en allant visiter les vestiges de sardines en boîte… Bien entendu il existe quelques associations et même notre agence mère, Asian Trekking, qui monte chaque année une expédition, Eco Everest laquelle est chargée de collecter sur la Montagne le plus de déchets possible avec un beau chèque à la clé, issu à la fois de la WWF, du Gouvernement… Mais Steven Sherpa (son Président) s’est pour l’instant limité aux camp II et III… Il était bien d’accord avec l’état d’insalubrité du camp IV, mais c’est trop haut, trop lourd, trop long, trop cher pour y envoyer des porteurs – éboueurs… Ah vivement qu’un hélicoptère puisse se poser à cette altitude pour que soit nettoyé ce bout du monde les yeux dans les cieux (c’est ce qui s’appelle faire la roue…). Bon je m’arrête ici dans ma fable écolo mais c’est vrai que chaque papier qui traîne me fait mal, c’est comme ça… Nous voici donc arrivés tardivement sous un début de coucher de soleil magique au camp IV, bien conscient que le repos ne sera que de courte durée et que dans quelques heures à peine, ce sera déjà le départ nocturne vers ce sommet tant convoité… Seulement deux tentes sont à notre disposition, et du coup nous nous retrouvons à plus de quatre grimpeurs à nous entasser dans chacune… Le ciel est d’une pureté infinie, une pureté que pas un seul nuage ne vient mettre à mal… Ah… s’il se mettait au moins subrepticement à neigeoter je vous placerais bien un petit « Qu’importe le flocon pourvu qu’il y ait l’Everest… » des familles mais…même pas ! Je n’aurais aucune excuse valable pour vous balancer une blague aussi gratuite imaginez… Ah si j’osais quand même… J’essaierais mais bon, y a quand même le CSA (Calembours Stupides Abhorrés) qui traque les blagues nazes… Donc je vais être obligé de la faire passer en pertes et profits… et je ne parle pas du guide de haute montagne… Rembobinons sur cet entassement humain au sein de la même tente et pour la même attente désespérée… Au moins, cette proximité réchauffe-t-elle l’ambiance… Plein d’aventures en tête, je me précipite sur mon carnet pour y noter des bribes d’anecdotes que je suis maintenant en train de retranscrire et v’la t’y pas qu’Abu, dans son rôle forcené de paternel dirigiste me commande un « no writing ! Sleeping !»… Il commence vraiment à me gonfler dru cet Abu… je respire un grand coup pour me calmer et essaie en un tournemain de trouver une réponse à la fois sèche et pas trop vexante… Je lui place un « Abu sleep, Yves write ». « Abu blablabla, Yves think think, scratch scratch !» lui mimant le geste d’écrire, et je termine par un «YOU sleep !». Puis nous nous sommes quand même reposé pendant quelques heures, aidés par l’inhalation d’oxygène en attendant que la nuit tombe… Je viens d’apprendre, que Martin, repoussé par le mauvais temps vient également d’attendre toute la journée au camp IV et qu’il tentera le sommet avec nous cette nuit… Ah si nous pouvions atteindre l’acmé (pas juvénile au vu de la moyenne d’âge de l’équipe…) ensemble et le dédier à Joseph, le pauvre en train de se morfondre et de nous attendre au camp de base… Ça y est c’est l’heure ! Depuis mes brumes de sommeil oxygéné je suis réveillé par Nima… C’est l’heure du grand départ ! Cette fameuse nuit dont j’ai tant rêvé… En plus, symbole, c’est la St -Yves dans quelques heures… D’habitude je me moque de ma fête comme de la guigne mais cette fois je crois en la force symbolique de ce rêve à accomplir… Je me souviendrai de cette date du 19 mai… Je vais m’accrocher, me battre pour le fouler ce maudit Toit du Monde… Nous sortons de la tente… La nuit est fantastique… Enrubanné par tant de couches de vêtements, je trouve la température étonnamment clémente. Pas même une brise ne vient secouer le camp IV qu’un festival de lumières blanches de frontales vient par contre animer… Peut-être pour la première fois depuis deux mois, je me mets à réellement croire en mes chances de sommet… Je sais que le chemin est encore long, plus d’une dizaine d’heures d’effort mais bon… J’entrevois la lumière sommitale… Et puis, le plus gros du boulot va se faire de nuit, donc pas de lunettes à porter, donc pas de problème de buée lié à l’oxygène… Non, sérieux je suis optimiste… Une fois préparé, je lève la tête et contemple cette merveille qui m’entoure… Le ciel est perclus d‘étoiles, la voûte céleste en devient presque oppressante tellement elle respire la pureté et la grandeur… Je ressens presque la même sensation de vertige que lors d’une baignade dans une eau cristalline lorsque les fonds se dévoilent sans limite… Ici, nous touchons les limites de la Terre et le ciel apparaît si authentique, inviolé par des quelconques lumières parasites, qu’une envie de pleurer (déjà) me prend… Qu’est-ce que ça va être si j’atteins le sommet… Á l’Est, du nouveau… Une, puis deux fantastiques étoiles filantes me font tourner la tête… J’oublie la foule qui m’entoure… Tout est tellement pur, je crois que rien que cet instant magique valait cette longue logistique et cet investissement faramineux… Au milieu de ce ciel anthracite se dresse LE tétraèdre tant convoité, une pyramide ébène à la régularité renversante depuis ce col sud. Un Charbon ardent vite refroidi par son habitat glacial et qui impose sa robe noire et sobre à tous ces astres nocturnes venus en masse l’admirer… Et bissectrice au milieu du Mastodonte, une enfilade de lumières, sorte de procession religieuse, retraite au flambeau vespérale, par les premiers alpinistes qui apportent une touche de vie et d’effort à la conquête de leur rêve probablement le plus précieux… Je reste un moment en arrêt devant cette splendeur et apprécie cette chance de privilégié de pouvoir toucher du doigt ce monde de l’extrême… Pas de photo pour décrire ce tableau, mais quelques mots et un tableau imprimé de façon indélébile ( ?) au centre de mon cerveau en extase pendant ces quelques instants qui m’ont paru une éternité de bonheur… Le pèlerinage commence à l’assaut du Géant… Je déchante cependant assez rapidement… Une seule corde fixe est installée et les embouteillages apparaissent assez vite, ralentissement qu’il est assez difficile de contourner car la pente est très raide et surtout la file ne discontinue pas… S’il est en effet possible de doubler un groupe d’alpinistes, il devient vain de se dés encorder car le problème se révèle sans fin… Soit attendre patiemment, soit partir complètement en « hors piste » et sans assurance sur le versant abrupt de Sagar Matha… Par ailleurs, chaque moment d’attente, bien trop long à mon goût est pourvoyeur de fraîcheur dans un premier temps, puis rapidement de froid qui gagne insidieusement mes extrémités… Si mes doigts résistent à court terme grâce à l’influence des chaufferettes, la tiédeur de mes pieds cède rapidement du terrain face à l’invasion inexorable du gel… Résiste, résiste… me dis-je… La progression se poursuit, malheureusement de façon très peu intéressante techniquement… La présence de la corde fixe et la configuration de la montagne incitent à se précipiter au jumar puis à tirer peu finement sur les bras… Ce n’est pas comme ça que j’envisage la montagne mais bon… on se croirait plutôt dans une salle de musculation de l’extrême… Par cette nuit fraîche, et peu à peu froide, l’apport d’oxygène ne me pose cette fois plus le moindre problème. Au contraire, le masque protège le nez du gel et le précieux gaz rend l’effort d’une simplicité effarante par rapport à la veille… Je peux continuer plus de vingt heures à ce rythme et dans ces conditions ! Cependant, le froid aux orteils qui représentait une simple gêne il y a quelques heures s’intensifie… J’essaie de remuer les membres, de donner de grands coups de pieds pour envoyer le sang aux extrémités… Au passage j’éborgne Nima avec mes crampons… C’est pas grave, hein, il est suffisamment payé… ? Bon je déconne c’est plus fort que moi… Enfin, peu à peu je perds le contrôle… Je perçois de moins en moins mes orteils… De leur côté, mes doigts sont eux aussi gagnés par l’engourdissement, principalement à cause du contact perpétuel avec ce métal si conducteur au froid que sont jumars et mousqueton… Bien sûr, les chaufferettes atténuent cette invasion mais peu à peu, les murailles cèdent… Autre front à déplorer, mon œil gauche qui commence à me piquer dangereusement, brûlure causée par quelques coups de vent glacial et dévastateur… Mais comme je me l’étais juré, je m’accroche… deux heures, trois heures … quatre heures… et même plus de cinq heures et demi lorsque nous arrivons sur une plateforme, le balcon sud (8400 m) où il est d’usage de changer les bouteilles d’oxygène… C’est l’arrêt qui me sera fatal et ce, malgré toute ma volonté… J’ai perdu tout contact avec mes orteils… Plutôt que de ressentir un froid vaguement paralysant auquel j’ai l’habitude, j’ai l’impression que mes orteils nagent dans une flaque d’humidité en train de se refermer, un piège glacial en train de mener son action inexorable… Et puis il souffle un vent affolant sur ce balcon sud… Je perds tout contrôle. Le froid intense m’envahit par les pieds, je ne suis plus qu’une feuille en train de trembler… Je n’ai jamais ressenti une telle impression de froid de ma vie… J’essaie de jouer sur la respiration, il est trop tard je crois… Pimba, le (supposé) sherpa en chef, constatant mon état, me demande si je veux continuer ou bien redescendre… Continuer bien sûr ! Par deux fois je reprends position pour poursuivre, jumar en main et sécurité installée… Mais une petite voix intervient une, deux, trois fois… « Tu ne serais pas en train de faire une belle connerie ? »… Ah, il est vraiment difficile de transiger dans ces moments extrêmes… Abandonner un rêve ? Sauver ce qui peut l’être ? Je pense furtivement à Boris et à l’intégralité de ses orteils perdus, nécrosés, foutus, coupés… Je pense à Joseph, et au ton assuré avec lequel je lui avais affirmé que je ne courais pas le moindre risque avec des bottes de cette qualité… Et si le clin d’œil venait dans la surprise malheureuse… Je gamberge, je gamberge… Á l’horizon, le levant indique un dégradé d’une pureté effarante qui déploie une merveille infinie de couleurs de l’orange au bleu profond… Si la palette de l’Artiste annonce un soleil en train de s’extirper du lit, il lui reste d’abord tout un rituel à effectuer et entre autre pas mal de dents mordantes à nettoyer avant de reprendre du service… soit peut-être encore deux ou trois heures à attendre avant que les premiers rayons bienfaiteurs ne viennent apporter un peu de réconfort, et ce, dans le meilleur des scenarii, si un vent glacial ne vient pas contrebalancer ce travail de chauffagiste… Je ne suis pourtant qu’à trois ou quatre heures du sommet m’affirme Nima… Notre rythme actuel, que je trouve bien trop lent est cependant fort bon m’affirme-t-il… Oui mais en intégrant une difficile descente par le même itinéraire, il faudra rajouter environ sept heures de froid différentiel… Je le perçois, il sera trop tard pour mes orteils, mes orteils au minimum… D’autres foyers vont peut-être se déclarer et/ou se confirmer… Doigts, yeux… La décision s’impose. Mieux vaut redescendre… C’est la mort dans l’âme que je me vois contraint d’entamer cette descente du renoncement… Les pieds ne semblent pas disposés à vouloir me conforter dans cette décision… J’ai l’impression d’avoir des morceaux de bois en guise d’orteils… Le soleil, peu à peu se lève, s’étire, les yeux encore embrumés de fatigue, après une nuit difficile, contrariée à nouveau par les frontales des alpinistes… Une silhouette majestueuse semble résister de toutes ses forces dans l’obscurité face aux couleurs mordorées qui s’imposent… Le Makalu, un autre Géant de plus de huit mille mètres… Enfin, le soleil finit par s’affirmer virilement, irradiant les forteresses de glace d’un incendie visuel… La montagne devient braise ardente… avant de pâlir en quelques minutes et de se voir envahie par une lumière surexposée à la blancheur aveuglante… D’ailleurs j’apprendrai que Maïla, un des sherpas va rentrer quasiment aveugle de cette journée même si quelques jours plus tard, les effets néfastes étaient heureusement en train de s’atténuer… Spectacle ébouriffant de la Nature… devant lequel mon appareil photo se met en grève… Pas d’images à plus de 8000 m, c’est la règle semble-t-il m’affirmer de façon péremptoire… En effet, une heure plus tard, rentré au bercail du camp IV, ce couillon d’appareil acceptera d’immortaliser l’immondice des poubelles étalées à mes pieds… « Lumix, l’appareil qui ne photographie que les immondix »… c’est vendeur comme slogan… ? Enfin, le camp IV… Je suis tiraillé entre l’empressement d’inspecter l’état de mes orteils et la crainte de ce que je vais découvrir… Les instants pendant lesquels j’ôte, la botte, dénoue le chausson, déroule la chaussette me semblent sans fin… un orteil a quelque peu noirci mais le gel semble superficiel… Le doute reprend… Peut être aurais-je pu, peut-être aurais-je dû poursuivre… Avec le recul, je pense vraiment avoir pris la meilleure décision… Voilà plus d’une semaine que je suis redescendu et mes deux gros orteils sont complètement anesthésiés, traumatisés par un froid qui les a agressé comme jamais… et à écouter joseph à qui pareille mésaventure était déjà arrivée en Alaska, je ne suis pas bien confiant en le retour de la sensation, en tout cas à court ou moyen terme… Je tenais ce sommet, mais je pense qu’au retour j’aurais retrouvé des bouts d’orteils complètement nécrosés et perdu, c’est même sûr… Je n’ai plus qu’une idée en tête… descendre, descendre… quitter ce Monde hostile, ce Monde sans vie, ce Monde de survie… Rejoindre au plus vite le camp de base, Joseph, puis la vallée, les villages, les cultures, les sourires, cette vie qui me plaît tant, ce peuple en or au cœur si sincère.. Nima tente de résister pour attendre les autres mais j’insiste tellement qu’il n’a pas la choix, et ce même si ma volonté va quelquefois en opposition avec les règles basiques du sérieux montagnard, en particulier le fait de redescendre l’ice fall en plein après-midi, au moment où le danger mortel d’avalanches est le plus grand… Non je le sais, rien ne nous arrivera… et je veux redescendre… Je vous laisse avec les yeux boursouflés de fatigue si vous êtes arrivés jusqu’à cette ligne… Merci de votre attention et Pheri Bhe Tongla les amis… |