13 – Rage…
- Everest
- Yves Morel
- 22 Avr 2009
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Rage…Haine… Désillusion… Rancur…Déception…
Je…je ne sais même plus qu’écrire tellement je me sens groggy…saoûlé de coups…
la mort dans l’âme…
Rage… Rage de dents !
Rage dehors….
Il faut que j’extériorise cette déception…
Tout allait tellement bien…
Hier, dans l’après-midi j’ai eu une douleur insidieuse qui s’est progressivement accrue…
Et depuis ce matin, c’est intenable, je n’arrive même plus à manger…
Pourtant, j’en suis pas à mon coup d’essai…Pendant nos deux années de voyage, j’avais déjà expérimenté ce genre de douleurs et, sachant que je n’avais aucune assurance pour me rembourser les soins, j’avais tenu, serré les dents (sans jeu de mots)…patienté, essayé de souffrir en silence, en Australie, aux Etats-Unis, au Pérou…
Mais là j’ai beau retourner le problème dans tous les sens, c’est inutile, plus je vais devoir monter en altitude, plus le choc thermique va être fort, plus la pression va rendre cette douleur aigue, insoutenable… et sans compter que je vais m’affaiblir au fur et à mesure si je persiste à ne rien pouvoir ingurgiter…
Je suis tellement déçu…
Je dois redescendre plus de deux mille mètres pour trouver un dentiste… deux mille mètres pendant lesquels nous avions progressivement commencé à rêver… 2000 mètres…une éternité !
Tout ce rêve qui s’écroule…
En plus, je ne suis même pas sûr de prendre la bonne décision…
Mais sinon, il y a encore un mois de souffrance à endurer, ce n’est pas possible…
Les autres de l’équipe sont tellement sympas à me soutenir, à me répéter à l’envie que c’est un mal pour un bien, qu’il FAUT que je descende me faire soigner, que je rebondisse sur des bases saines et vienne au plus vite les retrouver pour repartir à la conquête…
Á la conquête de quoi ? D’une montagne qui ne veut pas de moi… ?
Je ne crois pas à la fatalité et ai plutôt l’habitude de me battre pour mes rêves mais là c’est trop… Trop de déception… Á quoi bon ?
Super, hein la cérémonie bouddhiste de bonne chance… !?!?
J’ai une dent contre Bouddha dorénavant… ou plutôt les dents de l’amer…
Á peine achevée depuis quelques instants que je sentais cette sourde douleur s’instaurer inexorablement… Pour ne plus me quitter…
J’en ai marre de mes sempiternels sourires… C’est fini, je n’ai plus envie de sourire… même les Namaste me gonflent là, c’est tout dire…
Tout à l’heure, en préparant mon sac pour une descente peut être sans retour…j’avais tellement les boules que j’ai craqué…
Trop d’émotions contenues…
Quand je pense à cet investissement depuis deux ans, investissement sportif, financier, humain… et tout ça pour ça… ?
Je partais depuis le départ humble, adoptant le profil le plus bas possible, mais je ne veux pas que cette aventure s’achève comme ça…
C’est trop injuste…
Que faut-il que j’y voie ? Un symbole à la con ?
En plus, c’est paradoxalement un des paramètres que j’ai pris le plus au sérieux, les dents…
Sachant que les miennes sont pourries… Je suis allé quasi continuellement chez le dentiste de Septembre à Novembre et puis, y suis retourné pour la dernière visite de contrôle en mars…
Voilà qui incite au sérieux, hein ?
Le seul réconfort qui me reste c’est de constater cette gentillesse et cette fusion des membres de l’expédition…
Abu qui m’a prêté son téléphone satellite, et a essayé de me préparer des gargarismes…
Joseph qui semblait tellement gêné face à ce désarroi affiché… et qui m’a prêté 200 $ (rien que ça…) parce qu’en plus mes derniers billets venaient de partir dans l’achat des crampons de rechange…
Martin, qui me saoûlait un peu avec ses diatribes habituelles, mais qui a en tout cas vraiment cherché à me convaincre de descendre pour trouver un remède…
Mais quel remède ?
En plus cette douleur aigue correspond à une couronne, et donc normalement à un nerf sans vie… je ne comprends pas…
Un signe, je ne vois que ça… Après Chomolungma, Sagarmatha ne veut pas de moi, un point c’est tout !
Voilà, fallait que je m’extériorise, ça va déjà (un tout petit… petit… petit… infinitésimalement…) mieux…
Je reprends le sentier vers la mauvaise direction, la direction des perdants, vers en bas… un mois trop tôt…
Pheri Bhe Tongla depuis Gorak Shep (5100 m – 16 heures)…
J’ai marché… marché comme un automate… et même couru pour expurger cette rancur, et peu importe si les vibrations des pas en descente me faisaient encore plus mal à la dent…
J’ai même distancé des porteurs à vide tellement j’avais la haine…
Le désespoir de déserter cette équipe peut-être pour toujours car, au retour (au mieux…), je vais accuser un retard d’acclimatation important par rapport à eux qui seront montés jusqu’au camp II et auront passé deux nuits au camp I…
Marcher… Marcher dans cette ambiance de nuit tombante, venteuse et frigorifique sur fond de brouillard humide ou plutôt de plafond bas couleur anthracite qui, ô paradoxe, faisait d’avantage penser au ซ Plat pays ป de Brel qu’à ce lumineux et vertigineux Népal… et bien ce n’est pas la tournure qu’étaient censées prendre les choses il y a à peine vingt-quatre heures…
Mais voilà, faut digérer (sans même réussir à manger, un comble ma chère…), et je viens d’arriver après avoir descendu 1100 mètres de vallée sans fin dans le village de Pheriche (4200 m)…
Et puis, descendre, ซ descendre ป, ça fait un peu penser à la thématique de la crémation et d’un rêve qui s’étiole à petit feu, non ?
Sporadiquement, mon naturel positif tentait à nouveau de reprendre le dessus sous forme de création de blagues nases (comme d’habitude…) du style… ซ Un Morel terrassé par une molaire, c’est le monde à l’envers… ป… sourire au commissures… et Blang !… je pose les pieds sur une longue roche trop polie (et malhonnête) et m’éclate de tout mon long 1 m 50 plus bas… Heureusement que mon pôpô et ma môman m’ont fait des os robustes sinon c’en était (encore plus) fini…
En tout cas, si j’ai passé la triste marche à ซ mâcher ma dent ป c’est-à-dire à chercher à tester si cette violente douleur pouvait disparaître de façon aussi fugace qu’elle avait pu survenir ou pas… et bien le désespérant dîner en solitaire qui vient de s’achever à base de spaghettis surcuits vient de me le confirmer… tout contact avec ce nerf réveillé me fait l’effet d’un maléfice vaudou…
Conclusion, sans descente, point de salut donc…
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